« Enchantée, Sophie, et que faites-vous dans la vie ?… C’est pas vrai ? Formidable ! »
Elle se penche sur le livre ouvert pendant que je cherche mes mots, son stylo est chic, son geste encore plus, le timbre est grave et chaleureux. Ça dure quelques secondes : suffisamment pour percevoir la générosité et la puissance de Florence Aubenas. En sortant de là, je ne regrette pas d’avoir patienté dans une file plus longue qu’à la poste et tant que j’y suis, je vais parler de son livre puisqu’il s’agit bien de ça : un fait réel terrible survenu en 2008 dans un bureau de poste.
Un matin de décembre, le corps d’une femme est retrouvé percé de 28 coups de couteau. Catherine Burgod est la jolie postière de Montréal-la-Cluse, petit village du Haut-Bugey, proche du lac de Nantua. L’enquête est laborieuse mais les gendarmes tiennent un coupable idéal : un type étrange arrivé tout récemment au village, petite gueule d’ange ravagée par l’alcool, qui se dit acteur de cinéma. Il s’appelle Gérald Thomassin, habite juste en face de la poste et terrorise le voisinage.
Florence Aubenas reconstitue tous les détails de l’enquête pour composer un récit remarquable, à mi-chemin entre le thriller, le conte macabre et le roman social. J’aurais aimé lui demander comment elle s’y est prise pour transformer son matériau – paperasse judiciaire, photos, vidéos, témoignages – en un texte fluide et structuré, captivant et bouleversant, où l’on devine parfois sa sensibilité, alors même qu’elle s’efface complètement de la narration.
J’ai vu ce texte comme une peinture de portraits hauts en couleurs : Catherine Burgod, femme fragile et résistante, pleine de coquetteries et de démons, et par-dessus tout l’icône du village ; Gérald Thomassin, absolument désarmant, qui m’a fendu le cœur. Enfant de la Ddass et de la drogue, monstre malgré lui, terré dans sa « grotte »: on aimerait le sauver mais il demeure insaisissable et toujours plus attiré par le vide. Autour d’eux, c’est une mosaïque de visages et de voix, famille, amis, voisins, habitants de Montréal-la-Cluse : chacun intervient par touches et c’est d’une richesse incroyable. Les personnalités sont pittoresques, poignantes, parfois amusantes, à commencer par les deux pépères Tintin et Rambouille, aussi drôles que cinglés.
Au-delà de ces portraits, Florence Aubenas dépeint une réalité dramatique : celle de la France rurale et ouvrière, tiraillée entre la terre et le plastique, celle d’un village qui tend à disparaître de la carte, privé peu à peu des services publiques, où le train ne passe plus et pour lequel la disparition de la postière est symbole d’extinction.
Ce livre est un vrai coup de cœur et m’a permis d’ouvrir des tas de « tiroirs » : le parcours incroyable de Florence Aubenas, qu’elle raconte dans l’émission « À voix nue » de France Culture, ses autres livres et ses articles, et l’histoire folle de Gérald Thomassin, disparu à ce jour, qui m’a bouleversée en Petit Criminel, son premier rôle dans le film réalisé par Jacques Doillon.
Editions de l’Olivier, février 2021, 240 pages.
2ème photo : Gérald Thomassin et Richard Anconina dans « Le Petit Criminel » de Jacques Doillon (1990).
3ème photo : affiche du film (source : cineday.fr)
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