Ursus et son loup Homo (huile de Rochegrosse, maison de Victor Hugo, vers 1886).

« Le loup ne mordait jamais, l’homme quelquefois. »

Gwynplaine (illustration anonyme, sans date)

« La bouche fendue jusqu’aux oreilles, les gencives découvertes et le nez écrasé, tu seras masque et tu riras toujours. »

Affiche originale du film de Paul Leni (1928)

Une nuit d’hiver, un enfant est abandonné sur le rivage d’une île d’Angleterre. Longtemps, il regarde s’éloigner le navire à bord duquel on l’a empêché de monter. Transi de froid, il s’enfonce dans la neige et l’obscurité, marche des heures, jusqu’à découvrir une roulotte habitée par un vieillard. L’homme s’appelle Ursus, il est saltimbanque et parcourt les routes depuis toujours avec son loup Homo, son ami le plus cher.

Quand Ursus découvre le visage de l’enfant, il est stupéfié. Gwynplaine – ainsi qu’il se prénomme – porte une vilaine cicatrice qui s’étire de la bouche aux oreilles, formant un rire figé et grimaçant, qui terrorise, amuse et fascine. De cet enfant défiguré, Ursus fera son protégé, son élève, son fils. Ensemble, ils forment une troupe de théâtre et une famille ; ils tissent des liens uniques, jusqu’à une révélation qui fait tout voler en éclats.

Ténèbres et lumière, sublime et grotesque, rire et souffrance, grandeur et misère : toute la beauté du roman réside pour moi dans ce savant mélange des contrastes, cher à Victor Hugo, chef de file du romantisme. Les personnages eux-mêmes oscillent entre ombre et clarté, qu’elles soient symboliques ou matérielles. Bien souvent les phrases enflent, le ton est grandiloquent et le lexique trop technique, mais quelle beauté ! Il y a ce mot qui tombe juste, cette perfection du rythme et des sonorités qui donnent un sentiment d’équilibre et d’harmonie.

« Dea, c’était sa sœur ; car il sentait d’elle à lui la grande fraternité de l’azur, ce mystère qui contient tout le ciel. »

Cette écriture très lyrique porte un roman dense, aux multiples facettes. J’y ai vu une belle histoire d’amour entre deux âmes pures, mais aussi une fresque historique sur l’Angleterre du XVIIIème siècle, et une épopée qui flirte avec le fantastique – la mer et la neige se déchaînent, des cadavres bougent, des yeux aveugles perçoivent la vérité, les murs d’un palais semblent rire et chuchoter. J’y ai vu aussi un bel hommage au théâtre, car c’est le théâtre qui sauve Gwynplaine, et tout le roman est habité par la théâtralité, en particulier à la cour des lords : on se cache sous le fard et les perruques, on complote dans les corridors du palais, on cache des lettres, on s’aime clandestinement.

Enfin, L’homme qui rit est un violent plaidoyer contre l’injustice, la société et le royalisme. Gwynplaine porte le coup de griffe d’une société impitoyable et criminelle, gouvernée par des rois qu’il faut distraire à tout prix, quitte à mutiler des enfants.

« Cela faisait des êtres dont la loi d’existence était monstrueusement simple : permission de souffrir, ordre d’amuser. »

A travers le rire grimaçant de Gwynplaine se dessinent toute l’ironie, le désespoir et la fureur de Victor Hugo.

Ce chef-d’œuvre m’a enchantée, et garde une place particulière dans mon cœur. Je n’oublierai jamais le loup Homo, loyal, discret, tranquille et doux, qui ouvre et clôt l’histoire.

Sophie Touzet

Introduction de Pierre Albouy.

Edition établie et annotée par Roger Borderie.

Editions Folio, collection Folio Classique, 2002

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